La Tribune | 09.03.2016 | Par Romaric Godin
La “réforme” du marché du travail de Matteo Renzi apparaît comme un modèle pour la France, régulièrement cité en exemple. Mais est-ce pertinent ?
Dans le débat actuel sur le projet de loi Travail du gouvernement qui agite la France, l’Italie et l’Espagne ont, pour beaucoup, valeur d’exemple. Le schéma de la démonstration est connu : ces pays ont fait les « réformes nécessaires », ils ont connu une vague de créations d’emplois. Le cas espagnol,étudié en détail ici, ne semble pas réellement pertinent. Le chômage espagnol demeure le deuxième plus élevé d’Europe avec un taux d’inactivité très élevé et les créations d’emplois se sont effectuées, grâce à la croissance, à un rythme cohérent avec les destructions passées. Nul miracle donc.
Qu’est-ce que le Jobs Act ?
Qu’en est-il de l’Italie ? Le « Jobs Act » de Matteo Renzi entré en vigueur voici un an, au début de mars 2015, est une réforme assez originale : elle créé un CDI nouveau à « protection croissante » avec une période d’essai de trois ans. Pour rompre ce CDI, l’employeur italien n’a pas réellement besoin d’une justification. La réforme a supprimé la possibilité de réintégration des salariés licenciés abusivement, sauf dans le cas de discrimination. Mais c’est à la personne licenciée d’apporter la « preuve matérielle » de cette discrimination. Sinon, il a droit à une indemnité de licenciement fixée selon son ancienneté qui va de 4 à 24 mois de salaire. Parallèlement, les décrets du ministre du travail Giuliano Poletti, signés en 2014, ont facilité l’usage des CDD qui peuvent être enchainés jusqu’à 5 fois de suite pendant 36 mois, désormais.
Un succès ?
Matteo Renzi n’est pas peu fier de sa « grande réforme ». Et il le fait savoir à longueur de tweets triomphants. Et il est vrai que le bilan est plutôt flatteur. Selon les chiffres de l’emploi de janvier dernier, publié le 1er mars par l’Istat, l’institut statistique italien, le pays a vu le nombre de personnes ayant un emploi progresser en un an de 299.000, soit une hausse de 1,3 %. Parallèlement, le nombre de chômeurs a reculé de 169.000. Le taux de chômage est ainsi passé de 12,2 % à 11,5 % sur ces mêmes douze mois.
Cette reprise de l’emploi n’est sans doute pas sans rapport avec un retour à la croissance de l’économie italienne qui, en 2015, a connu une première année de croissance après trois ans de contraction. Mais il faut noter que cette croissance est faible : la croissance du PIB est de 0,6 % seulement, soit la moitié de la croissance française. Aussi l’économie italienne serait-elle parvenue à un véritable tour de force : créer près de 300.000 emplois avec une croissance très faible. Et ce serait donc grâce aux réformes…
A peine un sixième des emplois détruits recréés
Mais il convient avant tout de remarquer quelques éléments clés. D’abord, la crise italienne a été très destructrice en emplois. Comme dans le cas de l’Espagne (mais dans une mesure moindre), il convient de rappeler que les créations d’emplois sont d’abord, dans ce cas, l’effacement des destructions passées. En Italie, le nombre de chômeurs a atteint son point bas en juin 2007. Il n’y avait alors que 1,456 million de demandeurs d’emploi dans la Péninsule. Ce nombre est monté jusqu’à 3,255 millions en janvier 2014, soit une hausse de 1,8 million. Deux ans après ce point haut, l’Italie compte 2,951 millions de demandeurs d’emplois. La baisse du nombre de chômeurs en deux ans est de 304.000. En deux ans, on a donc comblé un sixième des destructions d’emplois des six années précédentes. C’est un rythme qui n’a rien d’exceptionnel : s’il se poursuit, on reviendra au niveau de 2007 en… 2020.
Comparaison avec la France : une plus forte hausse, une plus forte baisse
Mais, dira-t-on, le chômage baisse en Italie alors qu’il continue à progresser en France. Mais l’explication de la « rigidité » ne semble pourtant pas pertinente. En réalité, malgré le discours dévalorisant des élites politiques et économiques, et malgré ses « rigidités », il faut rappeler que le marché du travail français a mieux résisté que le marché italien dans les années précédentes. Lorsque moins d’emplois ont été détruits, il est logique, en période de croissance faible, que le rattrapage se fasse à un rythme différent.
Mais rappelons qu’avec un marché du travail sans réformes Renzi, l’Italie a disposé d’un taux de chômage inférieur à celui de la France pendant près de huit ans, de 2003 à 2011. Au point bas du chômage italien, en 2007, le taux transalpin était de 6,1 % alors que le taux de chômage français était alors de 8 %. Le taux italien est monté (en moyenne annuelle calculée par Eurostat) à 12,7 % en 2014 : il a donc plus que doublé en sept ans. Parallèlement, sur la même période, le chômage français a progressé de 2,3 points à 10,3 %, soit une hausse de 28,75 %. C’est beaucoup, mais néanmoins beaucoup moins qu’en Italie. Logiquement donc, les entreprises françaises n’ont pas les mêmes besoins de main d’œuvre que leurs consœurs italiennes en phase de reprise. Si l’Italie réduit donc l’écart avec la France, il convient de rappeler que, malgré le Jobs Act, le taux de chômage français reste inférieur d’un point et demi au taux italien.
Un fort taux d’inactivité
De même faut-il rappeler le très faible taux d’activité de l’Italie. Selon Eurostat, ce taux, qui désigne les personnes en activité (en emploi ou en recherche d’emplois) sur la population totale, est de 59,9 % en Italie, contre 69,9 % en France. Le chiffre italien est comparable au chiffre espagnol. Or, il est beaucoup plus aisé de créer des emplois en « puisant » dans la population inactive lorsque le taux d’activité est faible. Dans ce cas, en effet, on trouve davantage de candidats à l’emploi. Pour parler plus prosaïquement, la « réserve » d’emplois est dans ce cas plus large. On peut ainsi constater que le nombre d’inactifs a plus diminué entre janvier 2015 et janvier 2016 que celui des chômeurs : 242.000 contre 169.000.
Mais ceci signifie également deux éléments qui réduisent l’impact du Jobs Act. D’abord, cette forte inactivité et la baisse de cette dernière vient prouver qu’il existe en Italie une forme de chômage « cachée » qui ne se retrouve pas dans les statistiques, mais qui est une réalité. Beaucoup de demandeurs d’emplois ne recherchent pas officiellement un emploi, mais sont considérés comme « inactifs ». Cette connotation amène à relativiser la performance italienne en termes de baisse du chômage.
Des emplois d’abord pour les plus de 50 ans
Par ailleurs, on remarquera ainsi que les emplois créés ont avant tout concerné les plus de 50 ans : on compte 359.000 personnes en emploi de plus entre janvier 2015 et janvier 2016 sur cette période. Des personnes qui viennent principalement de la « réserve d’inactifs » puisque le nombre d’inactifs de 50 à 64 ans recule de 209.000 personnes (-4,2 %). Néanmoins, cet « appel d’air » pour les plus âgés a conduit au final à une augmentation du chômage des plus de 50 ans de 0,5 point à 6,9 %. C’est logique : beaucoup de personnes ont tenté leur chance sur le marché du travail et n’ont pas trouvé d’emploi. Autrement dit, les emplois créés ont été insuffisants pour combler la demande réelles d’emploi, qui comprend nombre d’inactifs officiels, pour cette classe d’âge.
Créations d’emploi insuffisantes
Pour les 35-49 ans, la classe d’âge la plus nombreuse (10 millions de personnes sur 22 millions), le phénomène est inversé. Le nombre de chômeurs a reculé de 117.000 personnes, mais le nombre de personnes employées dans cette classe d’âge a aussi reculé de 69.000 personnes. Là aussi, donc, le nombre de créations d’emplois n’a pas permis de combler l’ensemble de la demande. Un phénomène que l’on retrouve pour les plus jeunes. Le taux de chômage des 15-24 ans a reculé, mais il demeure à 39,3 % de la population active (10 % de la classe d’âge). Le Jobs Act n’a donc pas encore été en mesure de régler les grands problèmes structurels de l’emploi italien, notamment l’accès des jeunes au marché du travail.
La clé de la modération salariale
Par ailleurs, un autre élément d’explication est la modération salariale. Selon Eurostat, les salaires italiens n’ont pas progressé sur un an au troisième trimestre 2015, tandis qu’ils ont augmenté de 1,5 % en France. C’est un fait qui favorise l’emploi, mais il faut alors souligner que la croissance de l’emploi italien est d’une nature bien particulière : elle n’a pas dopé les salaires, et, concentrée sur les personnes âgées, elle se situe majoritairement dans les secteurs peu productifs du tertiaire. Parallèlement, le nouveau CDI n’a pas favorisé la « stabilité » de l’emploi puisqu’il « institutionnalise la précarité ». La « qualité » de la reprise de l’emploi italien est donc bien moins rayonnante que ce qu’en dit Matteo Renzi. Ce types d’emploi pourrait, à terme, ne pas avoir un impact très positif sur la demande intérieure. Et pas davantage, par leur nature, favoriser la compétitivité externe. Car ce type d’emplois ne favorise guère la productivité. Or, un des problèmes de l’économie italienne est précisément sa faible productivité. Le Jobs Act pourrait donc porter en germes des problèmes graves pour le pays.
Une croissance de l’emploi dopée aux subventions
Enfin, il se pourrait que le principal moteur de la croissance de l’emploi transalpin ait été avant tout la subvention accordée aux nouveaux CDI : jusqu’à 8.060 euros par contrat et par an pendant trois ans. Ce « cadeau » permet de réduire l’envie pour l’employeur d’utiliser la période d’essai de trois ans. La facture pour le budget italien a été de 12 milliards d’euros. Cette aide va diminuer chaque année, mais elle a permis en 2015, où elle jouait à plein, de créer de nombreux emplois. Une étude de la Banque d’Italie a, du reste, montré, récemment, que ces subventions étaient la première raison de la baisse du chômage en Italie, bien davantage que les réformes du Jobs Act. En tout cas, une chose est certaine : il est impossible de déterminer comment le marché du travail italien aurait réagi sans ces aides sonnantes et trébuchantes. Et donc réellement son impact « structurel ».
Comme la France n’entend pas accompagner sa réforme d’une telle aide, il est difficile de parler d’un « modèle italien ». En clair, ce n’est pas la réforme du code du travail qui a permis en Italie de créer des emplois, mais surtout les subventions. L’exemple italien mis en avant en France par les partisans de la réforme El Khomri n’est donc pas pertinent.